5.
À chacun des cinq fortins disposés sur le chemin qui menait à l’entrée principale du village, le général Méhy avait dû décliner son nom et ses titres. Les policiers nubiens ne plaisantaient pas avec la discipline imposée par le chef Sobek, et tout visiteur, quel que fût son rang, devait respecter le règlement.
Au cinquième fortin, c’était Sobek en personne qui avait accueilli Méhy.
Incorruptible, le solide Nubien était hanté depuis vingt ans par une énigme : qui avait tué l’un de ses hommes sur l’une des collines dominant la Vallée des Rois ? Le drame était lointain, les investigations interrompues ; et l’assassinat de Néfer le Silencieux semblait reléguer ce crime-là au second plan, mais Sobek restait persuadé que l’on complotait depuis longtemps contre la confrérie et que les deux affaires étaient liées.
Le Nubien n’aimait pas Méhy. Il le jugeait prétentieux, imbu de lui-même et arriviste, mais il n’avait aucune raison de lui refuser l’accès à la zone des auxiliaires où « les hommes de l’extérieur », sous la direction de Béken le potier, travaillaient au bien-être de la confrérie.
— Aucun problème à signaler, Sobek ? demanda Méhy avec morgue.
— En ce qui me concerne, aucun.
— N’hésite surtout pas à m’alerter. Je tiens à l’excellence de ma gestion.
— Les auxiliaires reçoivent de bons salaires, ils apprécient leurs conditions de travail et le village ne manque de rien, semble-t-il.
— Fais prévenir le scribe de la Tombe que je désire le voir d’urgence.
Pendant que le policier s’acquittait de sa tâche, Méhy contempla les ateliers des auxiliaires qui, à la tombée du jour, regagnaient leurs demeures, à la lisière des terres cultivées. Le travail était organisé avec rigueur, de manière à éviter aux artisans un maximum de corvées et à leur permettre de se concentrer sur leur raison d’être : faire rayonner dans leurs œuvres la pierre de lumière et incarner les mystères de la Demeure de l’Or.
Bientôt, ce domaine appartiendrait au général, et il serait le seul à y donner des ordres.
Marchant d’un pas hésitant, Kenhir se dirigeait vers le visiteur. Face à Méhy, le vieux scribe s’appuya sur sa canne.
— Comment évolue votre santé, Kenhir ?
— Mal, très mal... Le poids des ans m’accable chaque jour davantage.
— Ne devriez-vous pas songer à une retraite bien méritée ?
— Il me reste encore trop à faire, surtout après le drame qui nous touche.
— C’est précisément à cause de l’assassinat de Néfer que je suis ici. Le roi m’a convoqué dans la capitale et il veut connaître les résultats de mon enquête... Mais le seul autorisé a enquêter dans le village, c’est vous !
— En effet, général.
— Avez-vous identifié le coupable ?
— Malheureusement non.
— Des soupçons ?
Kenhir parut gêné.
— Je vais vous dire la vérité, général, à condition que vous me promettiez de garder le silence.
Méhy se raidit. Le vieux scribe avait-il démasqué le traître ?
— Vous m’en demandez beaucoup, Kenhir... Je ne peux rien cacher à Sa Majesté.
— Le roi Siptah est un adolescent qui vit à Pi-Ramsès, bien loin de la Place de Vérité que vous et moi avons le devoir de protéger. À l’intention du roi, je rédigerai un rapport circonstancié sur l’enquête en cours, et vous le rassurerez en indiquant que la confrérie continuera à œuvrer comme si rien ne s’était passé.
Les muscles du général se contractèrent, sa jambe gauche le démangea.
Ainsi, la disparition de Néfer n’avait pas réussi à briser les reins des artisans !
— Entendu, Kenhir. Je vous promets de garder le silence.
— Nous sommes presque certains que le coupable est l’un des membres de la confrérie.
— Cela signifierait... qu’il y a un traître parmi vous ?
— Je le crains, déplora le vieillard d’une voix lasse.
— J’ai du mal à y croire... Mon hypothèse me paraît beaucoup plus plausible.
— Puis-je la connaître ? demanda Kenhir, intrigué.
— À mon avis, l’assassin du maître d’œuvre ne saurait être qu’un auxiliaire.
— Un auxiliaire... Mais l’accès au village leur est interdit !
— Le coupable aura réussi à s’y faufiler sans être repéré par le gardien, sans doute avec l’intention de dérober des objets précieux chez Néfer. Ce dernier l’a surpris, le voleur l’a tué.
— Un auxiliaire... murmura le scribe de la Tombe, une lueur d’espoir dans un regard dont la vivacité demeurait intacte.
— Je vous conseille de les interroger. Si les résultats sont décevants, je les interpellerai chez eux, hors du territoire de la Place de Vérité, et mes spécialistes les feront parler. Et si l’assassin est bien l’un d’eux, il avouera.
— Je proposerai votre stratégie au tribunal.
— Je dirai donc au roi que nous conjuguons nos efforts pour découvrir la vérité.
— Dites-lui surtout que nous attendons ses directives pour la construction de sa demeure d’éternité et de son temple des millions d’années.
— Dès mon retour, nous nous reverrons pour faire le point ; j’espère que vous aurez confondu l’assassin.
— Je l’espère aussi, général.
Réussissant à contenir sa rage, Méhy remonta sur son char sans avoir posé la question essentielle : qui avait succédé à Néfer le Silencieux, sinon Paneb l’Ardent ? Seul le colosse avait pu sauver la confrérie de la débandade. Le traître ne tarderait pas à le confirmer, et Serkéta avait eu raison d’envisager un plan pour se débarrasser de ce gêneur.
— Un auxiliaire ? s’étonna le chef Sobek après avoir écouté avec attention le scribe de la Tombe.
— Pourquoi pas ?
— Le gardien l’aurait vu s’introduire dans le village.
— Le meilleur des gardiens ne peut pas être attentif à chaque seconde... Et l’assassin aura trouvé le moyen d’escalader un mur sans se faire remarquer.
— À l’intérieur, il aurait vite été repéré, objecta Sobek.
— Le craignant, il a redoublé de précautions.
— Et un auxiliaire aurait été assez fou pour tuer le maître d’œuvre...
— Il a agi sous l’emprise de la panique.
— J’aimerais que Méhy ait raison, concéda le policier, et que tous les artisans soient innocents, mais je demeure perplexe.
— Interroge les auxiliaires, Sobek, recoupe leurs témoignages et tâche de découvrir un indice.
— Comptez sur moi.
Pendant que le vieux scribe regagnait le village, le Nubien se posait une question : pourquoi le général Méhy, sachant que l’enquête lui serait forcément confiée, ne lui avait-il pas fait part de son hypothèse ?
Paneb avait terminé une table d’offrandes en albâtre qu’il déposerait dans la chapelle de la tombe de Néfer le Silencieux, au pied de la porte en pierre, couverte de hiéroglyphes, qui donnait accès à l’autre monde. À l’intérieur de la forme rectangulaire, il avait sculpté une patte et des côtes de bœuf, un canard, des oignons, des concombres, des choux, des figues, du raisin, des dattes, des grenades, des gâteaux, des pains, des cruches de lait, de vin et d’eau.
Animée magiquement par la femme sage, cette table d’offrandes fonctionnerait d’elle-même, hors de toute présence humaine, en donnant au ka de Néfer les essences subtiles des nourritures incarnées dans l’albâtre. Ainsi, même lorsque les proches du maître d’œuvre auraient disparu, la pierre vivante continuerait-elle à le nourrir.
Mais le fils spirituel du maître d’œuvre assassiné ne se contentait pas de cet hommage rendu à tous les défunts ; lui, le peintre, s’aventurait dans de nouvelles techniques qu’il appliquait après avoir scruté le travail des sculpteurs. Comme lors de ses précédentes explorations dans le monde de la matière, Paneb constatait que la main était esprit.
Guidé par les conseils de la femme sage, l’Ardent avait décidé de façonner une statue de Néfer dotée d’yeux exceptionnels, correspondant à la réalité anatomique qu’avait déchiffrée la médecine égyptienne en découvrant les diverses parties de l’œil : une cornée en cristal de roche pour souligner l’acuité du regard, une sclérotique en carbonate de magnésium contenant des oxydes de fer qui traduisaient la présence des veinules, la pupille perforée dans le cristal de roche et l’iris matérialisé par de la résine brune, tout en imprimant les dissymétries nécessaires entre pupille et cornée[1].
L’aube naissait lorsque Claire pénétra dans l’atelier où le miniaturiste venait de poser ses outils. Un rayon de soleil éclairait la statue dont le regard contemplait l’éternité.
L’épouse du défunt ne put retenir ses larmes.
Grâce au génie de son fils spirituel, Néfer était vivant, hors de portée de la décrépitude et de la mort. Debout, le pied droit en avant, les bras le long du corps, il marchait sur les beaux chemins de l’Occident et il continuait à guider la confrérie vers l’Orient.
Claire faillit s’agenouiller devant la statue, mais Paneb la retint.
— Son ka subsistera dans la pierre, lui dit-il, mais c’est en toi qu’il vit, et c’est toi qui es dépositaire de sa sagesse. Toi qui es la souveraine de la Place de Vérité, ne nous abandonne pas.